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MES SOUVENIRS

bourg. L’un d’eux, dont la fortune était estimée à trois millions, répondait à ceux qui lui demandaient pourquoi il ne se rachetait pas, ce qui lui était facile :

« J’aime mieux rester paysan. Comme j’appartiens au comte qui est un des plus puissants seigneurs de la Russie, il doit me défendre si on m’attaque. J’ai tout à gagner à rester sous sa protection. »

Le chiffre de deux cent mille livres de rente paraît tout à fait médiocre.

Le comte Woronzow, que je voyais souvent dans l’intimité et qui a, lui aussi, une fortune colossale, me disait qu’après la mort de sa mère il y avait eu une grande disette, et qu’il avait dû pendant une année nourrir les paysans d’une de ses terres. Cela lui avait coûte six cent mille francs. L’année suivante, il vint visiter cette terre, et il s’étonna de ne rencontrer personne venir suivant l’usage, au-devant de lui. En avançant vers le château, il trouva à genoux sur les bords de la route une foule de plus de sept mille paysans. Un seul était debout et tenait un écrit appuyé contre son front. Le comte Woronzow supposa d’abord que ses ordres n’avaient pas été exécutés par ses intendants, et que cet écrit était une supplique. Il ne contenait que ces mots : « Merci, maître, de nous avoir sauvés de la mort. Que Dieu te bénisse, toi, ta femme et tes enfants ! » Les paysans se levant tous