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pays de montagnes

cipices, même des chemins de fer traversant les promontoires en galeries sous-rocheuses nous mènent dans ces petits univers, jadis fermés, où, fatigués de la vie, surmenés de corps et d’esprit, nous venons reprendre notre équilibre physique, intellectuel et moral. Sur ces hauteurs, tout nous semble beau, mais les naturels savent combien dure est l’existence dans ces étroits domaines. De même que les régions polaires, mainte vallée des Alpes est privée de soleil pendant une partie de l’année, et le jour d’hiver ne donne pas un rayonnement direct, une lumière franche : ce n’est plutôt qu’un amoindrissement de l’obscurité nocturne. De loin, par delà les hautes crêtes, s’épand le reflet de l’astre aimé. A midi, les gens de la vallée suivent des yeux avec anxiété la lueur d’aurore qui, là-haut, rase le profil de la montagne, puis s’affaiblit et s’éteint peu à peu, laissant une morne pénombre sur les formes cadavériques des bas-fonds. Dans les hautes vallées des monts, aussi bien que dans les archipels de l’océan Glacial, « l’obscurité est plus difficile à supporter que le froid ».

Quelle joie pour ces gens de l’ombre quand l’astre, au printemps, montre son limbe supérieur, puis son disque entier, apparaissant comme un dieu, et certainement adoré comme tel ! Dans le Val Godemar, les habitants du village des Andrieux se rassemblaient naguère à la fin de l’été, sur le pont de leur torrent, puis, au moment où, après 102 jours de disparition — du 1er novembre au 10 février — le soleil montrait de nouveau son disque d’or, ils lui offraient une omelette ronde, comme pour imiter de leur mieux, par cette effigie grossière, la forme et la couleur de la divinité, et se la rendre ainsi favorable pour tous les pauvres produits de leur sol infécond[1].

Au manque de lumière correspond le manque de salubrité : l’homme se développe mal à la base des pentes toujours ombreuses et suintantes ; ses jointures se nouent ; il devient rachitique, souvent goitreux ; il peut même descendre jusqu’au crétinisme. Les pays de montagnes sont toujours ceux où l’on montre le plus d’infirmes de toute espèce : scrofuleux, boiteux, aveugles et sourds. Tel village des Alpes portait jadis, et très justement, le nom de « Villard-Goitreux » : les chiens, les poules même, cheminaient, alourdis par de longues chairs traînantes. L’étal hygiénique de la population a complètement

  1. Ladoucette. Histoire… des Hautes Alpes.