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l’homme et la terre. — milieux telluriques

mans — ont des chants pour vanter leur sobriété, comme les Européens modernes en ont pour glorifier la vie et la bonne chère : « Si la faim me presse, dit un héros arabe, si la faim me presse, je ne l’écoute pas, je la trompe, je l’oublie, je la promène, je la tue. »[1]. Et le mourant s’écrie : « Je jeûnerai pour vous dans la mort comme je l’ai fait dans la vie. »[2].

De même, dans le Nouveau Monde, le Papago de la Sonora reste facilement sans boire deux, trois jours sous un soleil implacable. Et pourtant, malgré les tables savantes des médecins qui dosent la quantité d’azote, de carbone et d’eau prétendument indispensable à tout organisme humain, Bédouins et Papagos sont d’une force et d’une adresse étonnantes. Les Papagos sont des coureurs prodigieux : en jouant au kachànekon, c’est-à-dire à la « balle au pied », il leur arrive de courir après la boule de 50 à 65 kilomètres dans leur après-midi[3].

Le caractère nu, monotone des paysages, rochers, argiles ou sables gris, interrompus par de rares oasis de verdure ou n’offrant que des brousses, des herbes rares, doit se retrouver aussi dans la nature intellectuelle et morale des peuplades qui habitent ces contrées de sécheresse et de chaleur. La vie ne peut que très faiblement changer dans ce milieu formidable et violent : les pensées, les mœurs restent presque identiques de siècle en siècle, très simples, sobres, précises, impératives dans leur uniformité.

Mais dans les têtes échauffées par les traits d’un soleil ardent naissent facilement les colères et les fureurs. En ces contrées, les vengeances se poursuivent avec une rage féroce, et dans les grands mouvements nationaux, dans les guerres d’indépendance ou d’invasion, les naturels fanatisés poussent l’intrépidité jusqu’aux extrêmes limites du possible, même jusqu’à l’impossible, a-t-il pu sembler pendant certaines périodes de l’histoire, notamment à l’époque des premières invasions mahométanes et lors de la soudaine ruée des madhistes contre les envahisseurs anglais.

Le contraste absolu de ces régions sèches par l’atmosphère, arides par le sol, nous est fourni par les contrées où l’humidité de l’air et la surabondance des pluies rendent le séjour de l’homme presque

  1. Schanfara, poème traduit par F. Fresnel.
  2. J.-G. Wetzstein, Reisebericht über Hauran und die Trachonen.
  3. Mac Gee, The American Anthropologist, octobre 1895.