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l’homme et la terre. — latins et germains

territoire des provinces montueuses qui en dépendent, il ne suit l’Italie du nord que d’un pas boiteux. Le méridional reste inférieur à tous égards, si ce n’est par les qualités natives de bonté, de droiture, de cordialité naïve. L’industrie s’introduit dans le pays sans qu’il l’ait appelée, et malgré lui ; les préposés que le gouvernement lui donne pour le diriger, l’assouplir, le morigéner sont des gens qui viennent du Nord ; on considère volontiers ces fonctionnaires comme des intrus et des parasites. Même un Garibaldi n’a point proféré la parole décisive qui ait pu faire résurgir la Grande Grèce de son long sommeil !

Malgré les apports successifs de la « civilisation », les Siciliens sont à certains égards dans un état social très inférieur à leurs ancêtres les Sicules, ainsi que le montre l’aspect des campagnes. Actuellement les laboureurs et autres gens de la terre travaillant sur les grands fiefs des riches propriétaires toujours absents habitent les villes, même quand ils ont à faire chaque jour une ou deux lieues pour aller cultiver leur champ : il n’y a que de grandes agglomérations urbaines en Sicile parce que les campagnes sont désertes la nuit. Quelle est la cause de cette prodigieuse déperdition de forces sinon l’insécurité du pays, qui n’a cessé depuis la période des guerres carthaginoises : de tous temps, il eût été dangereux d’habiter la campagne, sous les Romains, pendant les guerres serviles, plus tard, lors des incursions des Sarrasins, et maintenant encore par suite du brigandage. Du temps des Sicules au contraire, les villages s’éparpillaient gaîment au milieu des cultures, et les habitants n’avaient cure de se construire des murailles de défense. Soixante-dix générations avant nous, la population sicilienne était plus normalement distribuée que de nos jours, parce qu’elle était plus heureuse[1].

L’aspect de la campagne n’a pris le caractère enjoué et varié des champs cultivés avec amour que sur les pentes orientales de l’Etna et dans certains districts du nord de l’île, où le sol est très morcelé, entre de petits exploitants qui sont propriétaires eux-mêmes et vivent sur leurs étroites parcelles[2].

Dans la grande île de Sardaigne, beaucoup moins peuplée que la Sicile, la situation est encore pire. Divisée jadis en vastes fiefs distribués aux nobles de l’Espagne, elle a hérité d’un régime terrien peut-être plus lamentable qu’autrefois, car si les dîmes ont disparu avec la féoda-

  1. Georges Perrot, Revue des Deux Mondes, 1er juin 1897, p. 627.
  2. Paul Ghio, Notes sur l’Italie contemporaine, p. 86.