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l’homme et la terre. — peuplement de la terre

diplomates rabâchent à propos de « frontières naturelles », qui sépareraient les États en vertu d’une sorte de prédestination géographique, est dépourvu de raison. Il n’y a point de frontières naturelles dans le sens que leur donnent les patriotes. Le cas des îles, telle la Grande Bretagne, mis à part, toutes les bornes plantées entre les nations sont des œuvres de l’homme, et rien n’empêcherait qu’elles fussent déplacées ou simplement réduites en sable ou en mortier. Sans doute, il y a des degrés dans l’absurde, et telle frontière, comme cette ligne brisée que des plénipotentiaires ont tracée, après discussions, protocoles et rectifications, entre la France et la Belgique, sur une longueur de près de 300 kilomètres à vol d’oiseau, est une fantaisie risible pour le contrebandier, quoique fort gênante pour le voyageur paisible ; mais les lignes de partage politique menées sur les sommets alpins et sur les crêtes des Pyrénées ne sont pas moins arbitraires et ne respectent pas davantage les affinités naturelles. Sans doute la limite franco-belge sépare la Flandre de la Flandre, le Hainaut du Hainaut et l’Ardenne de l’Ardenne ; mais la ligne de démarcation marquée de pierre en pierre sur les grandes Alpes ne coupe-t-elle pas en deux des territoires dont les habitants parlent la même langue et pratiquent les mêmes mœurs, faisaient partie jadis de la même confédération ? N’a-t-elle pas violemment rejeté, d’un côté vers l’Italie, de l’autre vers la France, les « escarts » du Briançonnais, unis autrefois en République ? Et, dans les Pyrénées, la frontière ne désunit-elle pas Basques et Basques, Aragonais et Aragonais, Catalans et Catalans ? De part et d’autre, c’est bien malgré eux que bergers et bûcherons respectent cette ligne fictive qui leur vaut, de la part des États souverains, menaces, amendes et prison.

Somme toute, le fleuve est encore la frontière la moins néfaste de toutes, parce que l’attraction exercée naturellement par les sols fertiles de la vallée et le commerce qui y circule combat la tendance de la frontière à dépeupler ses abords, tandis que, dans la montagne, cette dernière action s’ajoute à celle de la haute altitude dont l’effet normal est de raréfier la population. Aussi ne faut-il pas s’étonner que, sur les quelques dizaines de mille kilomètres que comportent les limites des États européens, le fil de l’eau n’entre que pour un millier de kilomètres tout au plus, dont le plus long morceau est représenté par le courant Drina-Save-Danube, de Bajina-Bachta (Serbie) à Silistria (Dobrudja).

Très logiques, diverses puissances qui s’étaient partagé le sol, dans