Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome V, Librairie universelle, 1905.djvu/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
20
l’homme et la terre. — la révolution

de la « grande peur ». Accoutumés à pâtir, les paysans se préparaient en maints endroits à de nouvelles souffrances, cherchant un refuge dans les bois et cavernes. Mais l’exemple de Paris avait donné une nouvelle ardeur aux masses impatientes de secouer le joug : chaque ville de province s’empare de sa Bastille, et les villes entraînent à leur tour les villages et les hameaux. Le cultivateur comprend qu’il dispose de la force, il assiège le château du seigneur local, s’empare des archives qui faisaient de lui un taillable et corvéable, brûle les titres qui lui enlevaient son bien, cesse de payer les redevances, et, pour un temps, redevient un homme libre. Malheur au propriétaire détesté qui avait brutalisé ses vassaux pendant les temps de prospérité ! Lui aussi, il connaîtra l’insulte, les coups, son château sera démoli, et lui-même risquera la mort, à moins qu’il ne s’enfuie à l’étranger. Car la France s’organise, chaque jour elle apprend le maniement des armes, et, dans cette foule immense qui sait désormais attaquer aussi bien que se défendre, les soutiens particuliers du caprice royal et de la noblesse, les régiments d’Allemands et de Suisses, recrutés à grands frais, se perdent comme dans une mer.

Les députés de la noblesse siégeant à Versailles, dans l’Assemblée, prirent galamment les choses. Puisque le peuple, naguère asservi, jetait au feu leurs chartriers, parchemins et arbres généalogiques, puisqu’il cessait d’acquitter les corvées, de s’astreindre aux servitudes personnelles, eh bien ! les gentilshommes en feraient superbement le sacrifice ! Sans doute quelques-uns d’entre eux comprirent que la prudence leur commandait de séparer leur cause de celle des nobles émigrés qui fuyaient en ennemis et se préparaient à combattre la France ; d’aucuns se laissèrent aller au faste traditionnel du grand seigneur qui joue avec les dettes et prodigue l’or comme s’il en avait toujours trop ; mais d’autres aussi, pénétrés au-dessous de l’épiderme par la philosophie du siècle, savaient parfaitement que leurs anciens droits étaient en dehors du droit et constituaient une injustice qu’il était temps de se faire enfin pardonner. Le haut sentiment du sacrifice et la grâce avec laquelle on sut l’accomplir fit de cette « nuit du 4 août », en cette même année 89, une date inoubliable. Tous étaient émus, heureux de se sentir égaux, de voir tomber ces barrières de la féodalité qui de l’homme avaient fait l’ennemi de l’Homme. L’émulation de justice et de renoncement gagna les villes et les provinces privilégiées qui successive-