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l’homme et la terre. — contre-révolution

saient la suzeraineté de la Porte et le paiement d’un tribut par la Grèce, mais qui finirent cependant par reconnaître l’indépendance absolue du petit royaume. L’histoire moderne offre peu d’exemples d’une lutte où les révoltés aient fait preuve de plus de courage et de persévérance que dans cette guerre d’indépendance hellénique. Lorsque la Grèce fut reconnue désormais libre de la domination turque, il y restait exactement 600 000 Hellènes et Albanais : « Pour les émanciper 300 000 des leurs avaient donné leur vie… le tiers avait disparu pour donner la liberté aux deux autres tiers »[1]. Cette vaillance des Hellènes souleva dans toute l’Europe une grande admiration : depuis la Révolution française la jeunesse n’avait éprouvé pareil enthousiasme. Sous le charme des souvenirs de la grande époque, on s’imaginait volontiers que les héros de la nouvelle Hellade ranimeraient le génie de la Grèce antique, et l’on peut dire que la bourgeoisie libérale se sentit alors vraiment jeune, enivrée d’espérance : il lui sembla qu’elle célébrait ses noces avec l’idéal.

Du reste, l’émancipation politique d’une partie de la Grèce n’était que le symbole de la révolution plus grande qui s’accomplissait dans le monde oriental. Du coup tous les Grecs se trouvaient moralement affranchis. Ce qu’ils appellent la « grande idée », c’est-à-dire la solidarité panhellénique, prenait un corps autour duquel ils devaient graviter désormais, quelles que fussent les conditions spéciales de leurs milieux. Plus que tous les autres peuples, les Grecs représentaient réellement une « idée », précisément parce que la question de lieu natal, de race ou de langue est chez eux complètement subordonnée à celle du vœu personnel. « Je suis Hellène ! » cela suffit pour qu’un Slave, un Valaque, un Albanais, un homme de n’importe quelle nationalité par la descendance puisse être et doive être réellement considéré comme Grec. C’est la volonté qui fait la patrie d’élection ; les circonstances extérieures ne sont rien, on ne s’intéresse qu’à la vie dans son essence profonde[2]. Même la question de territoire, qui a tant d’importance aux yeux des patriotes d’autres nations, n’a qu’une valeur très secondaire pour les Grecs. On peut citer en exemple les résidants du littoral de l’Asie Mineure et les insulaires de l’archipel Turc qui sont essentiellement hellènes et conscients de leur race, très ardents dans leur esprit de cohésion nationale, mais qui n’aspirent nullement à devenir les sujets du petit roi de Grèce

  1. Pierre de Coubertin, Soc. normande de géogr., 1900, p. 147.
  2. Victor Bérard, La Turquie et l’Hellénisme contemporain, pp. 239, 240.