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l’homme et la terre. — chevaliers et croisés

Vénitiens, connaisseurs des belles choses, enlevaient, pour en décorer leur propre ville, les quadriges et les portes triomphales, les barbares occidentaux de France et de Belgique fondaient les bronzes et les objets d’or ou d’argent pour en fabriquer des monnaies, des armes, de grossières parures.

La rancune que l’Occident garde encore contre Bysance ne provient-elle pas pour une bonne part de ce que, lors de leur contact avec les Grecs de Constantinople, les Croisés, ancêtres des civilisés de France et d’Allemagne, eurent la conscience très nette de leur infériorité ? Ils avaient dû s’avouer intérieurement qu’ils étaient incontestablement des barbares non seulement au point de vue des arts et des métiers, mais aussi pour le savoir-vivre et pour la morale : ils s’étaient sentis rustres, grossiers, avides et féroces. Anne Comnène se plaint de l’effroyable cupidité des Latins et de leur intolérable caquet. De part et d’autre on se haïssait franchement. Aussi les papes d’Occident furent-ils frustrés dans l’ambition qui les avait poussés, pendant toute la durée des Croisades, à prêcher l’unité de la foi. C’est en vain qu’ils avaient tâché de rétablir l’Eglise œcuménique au profit de leur pouvoir personnel : ils partageaient cette illusion si commune aux hommes qu’il suffit d’obtenir l’assentiment des souverains pour réaliser de profondes transformations dans les masses populaires. Quand les Croisés, devenus maîtres de Bysance, se laissèrent aller à toute la fureur de leurs appétits de lucre, de grossièreté, de violence, les haines éclatèrent si vives entre Latins barbares et Grecs policés que toute idée d’unité religieuse dut s’évanouir aussitôt. Le contraste s’établit plus inconciliable que jamais, les chrétiens d’Orient ne pouvant plus pardonner à ceux d’Occident l’humiliation de leur être asservis. En réalité, l’établissement temporaire de l’empire latin eut pour unique résultat d’appauvrir Bysance et d’en faciliter la conquête future aux Turcs envahisseurs. Les Occidentaux, ayant brisé le grand ressort de la résistance, préparèrent la destruction définitive de l’empire, mais par des ennemis plus solidement organisés qu’ils ne l’étaient eux-mêmes : ils frayèrent la voie que devait suivre le conquérant Mahomet, deux siècles et demi plus tard. D’ailleurs, Baudouin de Flandre et ceux qui l’avaient choisi comme empereur n’avaient su aucunement s’accommoder aux mœurs orientales et aux traditions politiques de Bysance ; apportant leurs idées du monde féodal de l’Occident, ils cherchaient à les