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espérances des croisés

qu’il attribuât au grand roi la délivrance du Saint-Sépulcre. La croisade prêchée n’avait qu’à marcher sur ses traces.

Sans doute, le Pape et l’Empereur qui se disputaient alors la domination de l’Europe occidentale eussent l’un et l’autre préféré continuer directement leur lutte que de se lancer dans les hasards d’une guerre lointaine en pays inconnus, et lâcher la proie pour l’ombre ; mais l’opinion publique — car elle existait même à cette époque — était trop puissante pour qu’il fût possible de lui résister. D’ailleurs le pape était en droit d’espérer que l’aide apportée aux chrétiens du monde bysantin pourrait avoir pour conséquence un rattachement de l’Eglise schismatique à la sienne, dorénavant considérée comme la seule vraie : telle avait été la politique de Grégoire VII ; il s’était préparé même au voyage de Constantinople pour y conduire en personne une armée de secours contre l’Islam, mais en stipulant bien ses conditions de rachat des consciences[1].

Certainement la foi chrétienne eut, comme on le dit, une part considérable dans le mouvement qui jeta les bandes de l’Occident sur la Palestine : « Dios li volt ! Dios li volt ! » s’écriaient les foules dans le délire momentané qui s’emparait d’elles à la voix des orateurs ; mais si puissante que la foi religieuse puisse être chez les individus, souvent entraînés par elle jusqu’à la folie, elle reste toujours inférieure aux intérêts économiques immédiats dans les préoccupations ordinaires d’un peuple : la nourriture, la vie matérielle de chaque jour sont le grand souci. Pour donner l’impulsion à un mouvement d’aussi puissante intensité que le furent les croisades, il fallait un mobile qui agit sur les nations dans toute l’épaisseur des classes, paysans et gens des villes, prêtres et seigneurs, et qui possédât assez de force initiale pour que l’esprit d’imitation et la folie contagieuse de tous les grands remous humains pussent l’entretenir pendant longtemps.

Ce mobile était en réalité le désespoir. Les nations étaient si malheureuses que le désir du changement s’imposait à elles. L’état continu de l’Europe féodale, toujours secouée par les guerres et les discordes, était si déplorablement incertain, ou plutôt si constamment traversé de malheurs inévitables, assauts et déroutes, famines et pestes, incendies et massacres, que tout, même l’impossible, paraissait pré-

  1. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, achter Theil, p. 69.