Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome III, Librairie universelle, 1905.djvu/580

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
560
l’homme et la terre. — chevaliers et croisés

étaient fort intéressés à détruire, ont été conservées dans les manoirs ? Le régime féodal avait pour conséquence première de rompre l’alliance naturelle de la ville et de la campagne environnante. Dans une société pacifique et normale, une parfaite harmonie se maintient entre les jardiniers et agriculteurs d’une banlieue et le marché central où se sont établis les industriels, car la terre forme avec le groupe urbain, né spontanément au lieu le plus favorable pour les échanges entre paysans, un organisme nécessaire et de constante utilité mutuelle[1]. C’est ainsi qu’il en fut jadis en Grèce et qu’il en est encore dans toutes les régions où les rapports naturels de la ville à son pourtour cultivé n’ont pas été brisés violemment. Mais la redoutable intervention des seigneurs réussit en maints endroits à rompre cette union pratique entre les deux éléments nécessaires de l’ancienne organisation urbaine, et à faire de la campagne l’ennemie jalouse et presque inconciliable des villes. D’ordinaire les serfs du baron étaient obligés, à la fois par les nécessités de leur service et par la peur des brigands, de blottir leurs tanières au pied d’un château fort se dressant sur quelque pointe de roche. Le laboureur, assujetti à l’homme de guerre, « attaché à la glèbe », ainsi que le constatait par un mot terrible le langage des juristes, était fréquemment, de gré ou de force, lancé contre les villes : comme servant du travail ou comme servant des armes, il devenait l’ennemi de la cité où vivaient des industriels ou des marchands obligés d’établir des rapports avec des clients lointains, puisqu’ils étaient brouillés avec les paysans, leurs voisins immédiats, d’ailleurs trop pauvres pour acheter leurs produits.

Dans cette France découpée en mille tronçons par la féodalité, les villages devenaient les ennemis non seulement des villes, mais aussi des autres villages : de même que les barons se disputaient pour les confins de leurs terres, de même les saints patrons se querellaient et s’entre-maudissaient à propos de leurs paroisses. Des haines féroces naissaient de commune à commune et se faisaient héréditaires. Ce n’est pas seulement de la gloriole villageoise que naissaient entre bourgades les rivalités séculaires que nous décrivent les romanciers[2] ; elles étaient annuellement excitées par les plaisanteries, les bravades et les invectives qu’échangeaient, comme les héros d’Homère, les intré-

  1. J.-R. Green, Town Life in the fifteenth Century.
  2. Léon Cladel, La Fête votive de Saint-Barthélémy Porte-Glaive ; Émile Souvestre.