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l’homme et la terre. — carolingiens et normands

déclarât ne rien devoir à son adversaire, les brehon proclamaient à leur tour que « ni dieu ni homme ne devaient rien » à celui qui méprisait leur sentence. Il cessait d’appartenir à leur société ; aucun débiteur n’était tenu de lui payer sa dette ; aucun mortel n’était son frère en humanité et n’avait à lui donner en cas de détresse un morceau de pain ou un verre d’eau. Tous étaient censés l’ignorer comme si déjà il était sorti de la vie. Aussi préférait-il presque toujours s’en remettre à la décision des arbitres, et se conformer à la sentence, qui était en général de livrer au plaignant un certain nombre de bestiaux, de meubles, d’instruments, ou bien, quand il appartenait à la classe des nemed ou « sacrés » — rois, nobles, prêtres, savants, maîtres, ouvriers —, il se soumettait au jeûne pendant une période plus ou moins longue. Tellement ancrée était cette jurisprudence d’origine antique dans la conscience du peuple irlandais que le droit britannique ne put se substituer à celui des brehon qu’à la fin du dix-septième siècle. Et l’on vit les derniers arbitres, suivis des adversaires en litige et de la foule des amis et curieux, gravir les pentes d’une colline pour aller prononcer leur verdict en pleine lumière, découpant fièrement le profil de leur visage sur la clarté du ciel[1].

Pendant leur longue période d’influence, les brehon irlandais auraient été des juristes bien exceptionnels, s’il est vrai, comme on l’a raconté, qu’ils eussent toujours insisté auprès du peuple pour qu’il cherchât à se passer, autant que possible, de leur concours, et que les intéressés s’entendissent directement entre eux en respectant la parole donnée, que l’on appelait le « contrat des lèvres ». Quoi qu’il en soit, il est certain, au grand honneur de la nation, que les engagements verbaux furent longtemps considérés par elle comme ayant une valeur de beaucoup supérieure à celle des engagements écrits, les signatures impliquant déjà un doute relativement à l’honneur des contractants. « Il y a trois périodes où le monde meurt, celle où se perd la bonté, celle de la peste et de la guerre, celle de la dissolution des contrats verbaux ». Ce parfait respect de la parole indiquait chez les Irlandais civilisés un haut souci de leur dignité propre, et divers traits de leur vie sociale témoignent en effet de la remarquable initiative laissée à l’individu dans ses rapports avec ses semblables. Ainsi

  1. D’Arbois de Jubainville ; — Ernest Nys, Société Nouvelle, Mai 1896, p. 604.