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l’homme et la terre. — barbares

transforma Dietrich von Bern — Theodoric de Vérone — en un héros presque divin qui « traverse le monde par la force de son bras » et rappelle l’ancien dieu Thor par ses colères effroyables alors que de sa bouche jaillissait une haleine enflammée… La tradition latine fut tout autre : le roi des Goths fut considéré comme un Latin de la plus noble antiquité, et c’est très sérieusement que les érudits s’ingénièrent à construire des généalogies qui donnaient aux Goths des origines communes avec les Romains et les Grecs. (Jordanès).

Theodoric, avec d’autres rois, et notamment les souverains visigoths, fut de ceux que la civilisation romaine avait élevés au-dessus d’eux-mêmes. Ainsi que deux liquides s’unissent par les deux branches d’un vase communiquant, les éléments ethniques en contact les uns avec les autres se mêlent de manière à produire une nouvelle nation, et prennent à chaque moitié de ses composants ses propriétés spéciales pour les attribuer à l’autre. De même que tout alliage est différent de chacun des deux métaux associés, toute civilisation nouvelle transforme, abolit celles qui se sont unies pour lui donner naissance. Si la migration des barbares, considérée dans son ensemble, eut pour conséquence de romaniser les Goths et les Burgondes, les Francs et les Lombards, même les Vandales, elles devait aussi par contre-coup abaisser singulièrement le niveau intellectuel et moral des Romains, et, par suite, l’ensemble de la civilisation fut amoindri en d’énormes proportions et pour des siècles de durée. Les Gréco-Romains devinrent eux-mêmes à demi germanisés, et les nobles représentants des philosophies grecques, les épicuriens et les stoïciens, ces interprètes pénétrants de la genèse humaine, ces vaillants d’une si haute morale et d’une si fière endurance, se laissèrent ravaler aux superstitions vulgaires, aux pratiques barbares, à la furieuse intolérance que fut le christianisme du moyen âge.

Néanmoins, si désagréable qu’elle fût, la société brutale, tournoyante, affolée qui succédait à la paix romaine avait un point lumineux devant elle, un idéal vers lequel elle dirigeait sa vie. Avec le triomphe des barbares, le cycle de l’histoire devait recommencer à nouveau : presque toutes les conquêtes de la culture ancienne étaient perdues et la reconstitution de cet avoir ne pouvait se faire que par le travail des siècles ; il semblait que l’humanité fût remontée vers ses origines ; mais, à son deuxième départ, le monde européen possédait,