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l’homme et la terre. — inde

monothéistes, inspirées par l’âpre ambition d’un peuple d’être le seul élu à la richesse sur la terre et à la possession universelle. Mais dans les Indes, ce mouvement religieux ne devait pas se manifester avec le caractère simpliste, arrêté, précis dans son dogme, qu’il avait pris dans les régions monotones, rocheuses et ça et là d’une aridité repoussante de l’Asie Antérieure. Le monde prodigieux de l’Inde, avec les contrastes si nombreux de sa nature, la richesse exubérante de sa flore, les multitudes entremêlées de ses populations, ne s’accommodait pas d’une formule aussi nette, aussi tranchante que celle de l’étroite civilisation judaïque. L’Inde eut aussi son monothéisme, mais combien pâle en comparaison de celui du terrible Yahveh ! Brahmâ, dont le nom même signifie « Prière », l’âme universelle, qu’il ne faut pas confondre, disent les spécialistes, avec Brahmâ le démiurge, incarnation de Vichnu, Brahmâ n’a d’autre origine qu’un simple souffle : ce n’est qu’une ombre, une apparence, un mirage, une sorte d’abstraction symbolisant la vertu magique des brahmanes, eux-mêmes se refusent à adorer ce principe idéal de toutes choses ; et leur culte s’adresse à des dieux inférieurs de nature plus concrète. « Brahmâ n’est pas honoré des hommes », dit, au douzième siècle de l’ère vulgaire, un écrivain de Kachmir, Soma deva Bhatta, « parce qu’il est insolent » ; sans doute que, trop élevé, il ignore les hommes, et ceux-ci le lui rendent bien. Brahmâ n’a point de temples, — un seul, paraît-il, dans toute l’étendue de l’Inde —, tandis que Siva et Vichnu, sous leurs divers appellatifs, en ont des centaines et des milliers.

C’est ainsi d’une manière tout à fait idéelle, indépendante de toute réalité populaire, que l’ensemble des divinités hindoues est censé obéir à une sorte de « Trinité », ou Trimurti, de laquelle Brahmâ serait le créateur, Vichnu le mainteneur et Siva le destructeur. Sans doute ce genre de classement des dieux dut plaire à des théologiens commentateurs, mais, né dans les livres, il ne les quitta point. Le fidèle, au contraire, attribue au dieu devant lequel il se prosterne toutes les forces à la fois : à ce moment il l’exalte au-dessus de toutes les autres divinités, lui donne aussi bien la puissance de créer que de conserver et de détruire ; en son temple, à l’heure de la prière, chaque dieu devient le dieu unique, mais dans le sanctuaire voisin il se trouve détrôné.

Le fait capital des religions hindoues est l’avatar, l’incessante transformation. Les dieux changent de noms et d’attributs : ils