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LES FRERES ENNEMIS.

Auſſi-toſt que la vie entra dans noſtre cœur.
Nous eſtions ennemis dés la plus tendre enfance,
Et déja nous l’eſtions avecque violence,
Nous le ſommes au Troſne auſſi bien qu’au berceau,
Et le ſerons peut-eſtre encor dans le Tombeau.
On diroit que le Ciel par un arreſt funeſte,
Voulut de nos parens punir ainſi l’inceſte,
Et que dans noſtre Sang il voulut mettre au jour
Tout ce qu’a de plus noir & la haine & l’amour.
Et maintenant, Creon, que j’attens & venuë,
Ne croy pas que pour luy ma haine diminuë.
Plus il approche, & plus il me ſemble odieux,
Et ſans doute il faudra qu’elle éclatte à ſes yeux.
J’aurois meſme regret qu’il me quittaſt l’Empire,
Il faut, il faut qu’il fuye, & non qu’il ſe retire.
Je ne veux point, Creon, le haïra moitié,
Et je crains fon courroux moins que Con amitié.
Je veux pour donner cours à mon ardente haine,
Que ſa fureur au moins autoriſe la mienne,
Et puiſqu’enfin mon cœur ne ſçauroit ſe trahir,
Je veux qu’il me deteſte afin de le haïr.
Tu verras que ſa rage eſt encore la meſme,
Et que toûjours ſon cœur aſpire au Diadéme.
Qu’il m’abhorre toûjours, & veut toûjours regner,
Et qu’on peut bien le vaincre & non pas le gaigner.

CREON.

Domtez-le donc, Seigneur, s’il demeure inflexible.
Quelque fier qu’il puiſſe eſtre il n’eſt pas invincible,
Et puiſque la raiſon ne peut rien ſur ſon cœur,
Eprouvez ce que peut un bras toûjours vainqueur.
Oüy, quoy que dans la Paix, je trouvaſſe des charmes,
Je ſeray le premier à reprendre les armes,
Et ſi je demandois qu’on en rompiſt le cours,
Je demande encor plus que vous regniez toûjours.
Que la Guerre s’enflamme & jamais ne finiſſe,