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Voulez-vous qu’un deſtin ſi beau, ſi genereux,
Paſſe pour le tranſport d’un Eſprit amoureux ?
Captive, toujours triſte, importune à moy-meſme,
Pouvez-vous ſouhaiter qu’Andromaque vous aime ?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunez,
Qu'à des pleurs éternels vous avez condannez ?
Non, non, d’un Ennemy reſpecter la Miſere,
Sauver des Mal-heureux, rendre un Fils à ſa Mere
De cent Peuples pour luy combattre la rigueur,
Sans me faire payer ſon ſalut de mon Cœur,
Malgré moy, s’il le faut, luy donner un azile,
Seigneur, voilà des ſoins dignes du Fils d’Achille.

Pyrrhus

Hé quoy ? Voſtre courroux n’a-t’il pas eû ſon cours ?
Peut-on haïr ſans celle ? Et punit-on toujours ?
J’ay fait des Mal-heureux, ſans doute, & la Phrygie
Cent fois de voſtre ſang a vû ma main rougie.
Mais que vos yeux ſur moy ſe ſont bien exercez !
Qu'ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont verſez !
De combien de remords m’ont-ils rendu la proye ?
Je ſouſſre tous les maux que j’ay faits devant Troye.
Vaincu, chargé de fers, de regrets conſumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumé,
Tant de ſoins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiétes…
Helas ! fus-je jamais ſi cruel que vous l’eſtes ?
Mais enfin, tour à tour, c’eſt aflez nous punir.
Nos ennemis communs devroient nous reünir.
Madame, dites-moy ſeulement que j’eſpere,
Je vous rends voſtre Fils, & je luy ſers de Pere.
Je l’inſtruiray moy-meſme à vanger les Troyens,
J’iray punir les Grecs de vos maux & des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre.
Voſtre Ilion encor peut ſortir de ſa cendre.