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LA DOUBLE MAÎTRESSE

avec l’abbé, et c’est là où il apprit d’elle ce que nous venons de dire. L’abbé se contentait d’observer et d’écouter sans aller plus loin dans la recherche des raisons, sans doute anciennes et à coup sûr curieuses, de cette singulière manie. Il se bornait à ce qu’on lui en voulait montrer, quand un événement imprévu lui en fit voir davantage.

On était aux premiers jours de l’automne. L’abbé Hubertet aimait cette saison à cause d’une certaine mélancolie dont il éprouvait le charme et pour une sorte de trouble vaporeux qu’elle apporte avec elle et où se plaisaient infiniment ses esprits. En outre, gros et lourd, l’été l’accablait un peu. Une autre petite raison encore lui rendait cher ce temps de l’année. C’est à cette époque que le fruit préféré de sa gourmandise arrivait à maturité. L’abbé aimait passionnément les poires. Or les espaliers de Pont-aux-Belles en portaient d’admirables. Le feu comte, qui s’en savait friand, en avait fait planter de toutes les espèces, et l’abbé jouissait de cette heureuse prévoyance. Se jugeant un peu privé sur la table, il se rattrapait sur le verger. Certes, hors son préféré, il ne négligeait pas les autres fruits et n’en dédaignait aucun. Il aurait même désiré goûter ceux dont il lisait dans les récits des voyageurs la forme et la saveur, la goyave d’Amérique et la banane des Canaries, ceux des Indes et ceux que mangent, assis sur les coraux des récifs, au bord d’une mer phosphorescente, des officiers de marine, la hache au côté et qu’entourent, avec mille simagrées, des sauvages nus ou emplumés, un arc à la main et un anneau aux