Page:Régnier Double maîtresse 1900.djvu/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.
19
LA DOUBLE MAÎTRESSE

Mme de Portebize s’employait à faire venir de la ville des aunes de toile et des paniers de provisions, car les fruits du jardin et les volailles de la basse-cour ne lui eussent fourni qu’une chère piteuse.

La redevance des fermiers était chétive. Ils respectaient fort Mme de Portebize, car elle mettait grande attention à ne point se laisser duper. Elle examinait avec soin le beurre de la baratte et le grain du boisseau, mais elle ne pouvait faire que les vaches ne fussent avares de lait et la semence pauvre d’épis.

Ces menus soins achevés, elle s’asseyait d’ordinaire près de la fenêtre et filait au rouet. Elle accompagnait son travail monotone de chansons continuelles, car elle demeurait gaie et rieuse ; mais, au lieu de noëls et de complaintes de bonne femme, elle fredonnait des couplets gaillards et des refrains grivois, car sa mémoire était pleine de ceux qui couraient en son beau temps et elle en murmurait sans y penser l’inconsciente gravelure. Ces ponts-neufs contrastaient singulièrement avec son costume de Mère l’Oie, mais personne n’était là pour prendre garde au disparate. La vieille Jeannette tisonnait l’âtre et le petit Jean, qui était simple, entrait ou sortait, portant quelque vaisselle, avant d’aller passer une souquenille pour dresser la table et servir le repas de sa maîtresse.

Elle mangeait seule, abondamment et longuement. L’embonpoint tendait sa chair encore souple. Elle gardait de sa beauté passée un visage agréable. Elle était grasse, avec les plus belles mains du