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DUMAS  DUMAS

est moins et l’auteur davantage ; la machine cède la place à l’idée, et le coup de théâtre à la leçon.

« Voilà les deux théories qui se disputent maintenant notre scène : le système qui met au premier rang la science des planches, et celui qui le met au dernier ; d’un côté la curiosité, de l’autre le développement des passions, des caractères et du langage ; d’un côté la mise en scène, de l’autre la littérature ; le drame marché et le drame écrit ; la pacotille et l’art.

« Et maintenant, si l’on va dire que le public se trouve ainsi fait, que le moindre retard l’irrite, et qu’il est incapable de supporter un développement, qu’est-ce que cela prouve ? Absolument rien ; si ce n’est que les esprits, comme les tempéraments, peuvent se gâter par un mauvais régime. Molière développait, et M. Dumas ne développe point ; à un mois de distance, au même théâtre, on a sifflé le « Malade imaginaire, » et on a applaudi « Angèle. » Eh bien ! qui n’aimerait mieux être Molière sifflé, que M. Dumas applaudi" ?

« D’ailleurs, il ne faut qu’un raisonnement bien simple pour décider rigoureusement entre le drame galvanique et le drame littéraire. Prenez les phis grands noms du théâtre, chez tous les peuples, Eschyle, Sophocle, Euripide ; Lope de Vega et Calderon ; Shakespeare, Schiller et Gœthe ; Corneille, Molière et Racine ; comparez leurs ouvrages aux pièces du boulevard, et vous verrez qu’ils sont beaucoup moins selon la science des planches. « Œdipe roi, Piccolomini ou le Misanthrope, » ne sont pas, à beaucoup près, aussi bien intrigués que « le Joueur » ou « la Pie voleuse ; » il y a dans « Calas » cent fois plus de connaissance de la scène que dans « les Perses, Œdipe à Colonne, la Conjuration de Fiesque, Faust, le Cid, Tartufe ou Richard III ; » et « Il y a seize ans, » « Valérie » et « Misanthropie et Repentir » surpassent incomparablement en intérêt dramatique tout ce que les auteurs immortels que nous avons nommés nous ont laissé de plus admirable. Or, si l’on prend pour règle la poétique de M. Dumas, il n’y a pas à balancer : il est clair que Victor Ducange est plus grand que Schiller, M. Dinaux plus grand qu’Eschyle, et M. Dumas plus grand que Corneille et Shakespeare, auxquels pourtant il ne s’était comparé lui-même que génie à part.

« Vous voyez que la conséquence est si absurde, qu’elle fait rire du principe. Non, la connaissance de la scène, la science des rencontres, des oppositions, des entrées et des sorties, ne constitue pas l’art dramatique, puisqu’elle est à un plus haut degré dans des hommes jugés et acceptés comme n’ayant aucune valeur littéraire, que dans ceux dont les écrits sont restés comme la gloire de l’esprit humain ; puisqu’à ce prix M. Guilbert Pixerécourt serait plus illustre que Sophocle et Corneille, et M. Dumas plus glorieux qu’Eschyle et Shakespeare. Non, la connaissance de la scène n’est pas le génie au théâtre ; non, le drame n’est pas là. M. Dumas a cultivé avec ardeur la science des planches, parce qu’il fallait cela à un jeune homme sans études, qui voulait mettre à profit de la chaleur naturelle, l’instinct de l’effet et du fracas, devenir littérateur sans littérature, écrivain sans style, mettre en jeu les passions humaines, sans les connaître, comme il a essayé de raconter l’Histoire sans la savoir. »

Aux deux accablantes appréciations du talent et de la valeur littéraire de M. Dumas, par MM. de Loménie et Granier de Cassagnac, nous en ajouterons une troisième : c’est celle d’un homme d’esprit et d’érudition, que bien des écrivains distingués se sont trouvés flattés d’avoir pour collaborateur, M. L’Héritier, de l’Ain. Elle reproduit les deux précédentes d’une manière non moins juste, non moins spirituelle, mais plus serrée, plus originale.

« Ce qu’il y eut de fort étrange dans la vie de notre auteur dramatique, c’est que, tandis qu’il ne s’était pas encore révélé à lui-même comme un homme de cette qualité, il s’engoua de l’auteur (Molière) qui avait le plus livré ses pareils[1] au persiflage de la multitude. Mais il ne se proposa ni de le prendre pour modèle, ni de persifler qui que ce fût : il ne visa pas à la comédie qui corrige les mœurs, n’étudiant du théâtre que le mouvement, picorant les effets dans les œuvres de tous les maîtres étrangers ou nationaux, fouillant aux coins les moins connus, déshabillant Pierre pour habiller Paul, transvasant les scènes qui lui convenaient dans le cadre qu’il s’était donné, les adaptant à la mécanique du sujet qu’il avait choisi, ne s’inquiétant aucunement des caractères, ne variant que les costumes et les noms, n’ayant pour tous ses personnages, pour tous les sexes, pour tous les âges, pour toutes les conditions, qu’un même langage, le sien propre ; oubliant, pour plus de faci-

  1. Les marquis. On sait que M. Dumas aime à prendre soit par plaisanterie, soit sérieusement, le titre de marquis de la Pailleterie, qui lui appartient tout aussi bien qu’il nous appartient à tous de prendre le titre de fils d’Adam.