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FRAGMENTS DE COMÉDIE ITALIENNE

pières baissées paraissaient devoir sceller à jamais le mystère. Mais vous élevâtes vos regards ; ils s’arrêtèrent sur moi, Cydalise, et dans les yeux que je vis alors semblait avoir passé la fraîche pureté des matins, des eaux courantes aux premiers beaux jours. C’étaient comme des yeux qui n’auraient jamais rien regardé de ce que tous les yeux humains ont accoutumé à refléter, des yeux vierges encore d’expérience terrestre. Mais à vous mieux regarder, vous exprimiez surtout quelque chose d’aimant et de souffrant, comme d’une à qui ce qu’elle aurait voulu eût été refusé, dès avant sa naissance, par les fées. Les étoffes mêmes prenaient sur vous une grâce douloureuse, s’attristaient sur vos bras surtout, vos bras juste assez découragés pour rester simples et charmants. Puis j’imaginais de vous comme d’une princesse venue de très loin, à travers les siècles, qui s’ennuyait ici pour toujours avec une langueur résignée, princesse aux vêtements d’une harmonie ancienne et rare et dont la contemplation serait vite devenue pour les yeux une douce et enivrante habitude. J’aurais voulu vous faire raconter vos rêves, vos ennuis. J’aurais voulu vous voir tenir dans la main quelque hanap, ou plutôt une de ces buires d’une forme si fière et si triste et qui vides aujourd’hui dans nos musées, élevant avec une grâce inutile une coupe épuisée, furent autrefois, comme vous, la fraiche volupté des tables de Venise dont un peu des dernières violettes et des dernières roses semble flotter encore dans le courant limpide du verre écumeux et troublé.