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dans la paresse, dans la dissipation des plaisirs dans la maladie, les soins, les manies, et j’entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier. Je ne me sentais plus la force de faire face à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée et mon œuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les premiers l’oubli des lettres à écrire simplifiait un peu ma tâche. La perte de la mémoire m’aidait un peu en faisant des coupes dans mes obligations, mon œuvre les remplaçait. Mais tout d’un coup, au bout d’un mois, l’association des idées ramenait avec mes remords le souvenir et j’étais accablé du sentiment de mon impuissance. Je fus étonné d’être indifférent aux critiques qui m’étaient faites, mais c’est que depuis le jour où mes jambes avaient tellement tremblé en descendant l’escalier, j’étais devenu indifférent à tout, je n’aspirais plus qu’au repos, en attendant le grand repos qui finirait par venir. Ce n’était pas parce que je reportais après ma mort l’admiration qu’on devait, me semblait-il, avoir pour mon œuvre, que j’étais indifférent aux suffrages de l’élite actuelle. Celle d’après ma mort pourrait penser ce qu’elle voudrait. Cela ne me souciait pas davantage. En réalité, si je pensais à mon œuvre et point aux lettres auxquelles je devais répondre, ce n’était plus que je misse entre les deux choses, comme au temps de ma paresse, et ensuite au temps de mon travail, jusqu’au jour où j’avais dû me retenir à la rampe de l’escalier, une grande différence d’importance. L’organisation de ma mémoire, de mes préoccupations était liée à mon œuvre, peut-être parce que tandis que les lettres reçues étaient oubliées l’instant d’après, l’idée de mon œuvre était