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gestes qu’ils faisaient, ces paroles qu’ils disaient, leur vie, leur nature, j’essayasse d’en décrire la courbe et d’en dégager la loi ? Malheureusement, j’aurais à lutter contre cette habitude de se mettre à la place des autres qui, si elle favorise la conception d’une œuvre, en retarde l’exécution. Car, par une politesse supérieure, elle pousse à sacrifier aux autres non seulement son plaisir, mais son devoir, quand, se mettant à la place des autres, le devoir quel qu’il soit, fût-ce, pour quelqu’un qui ne peut rendre aucun service au front, de rester à l’arrière s’il est utile, paraîtra comme, ce qu’il n’est pas en réalité, notre plaisir. Et bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis, sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire, je me rendais compte que les forces d’exaltation qui se dépensent dans l’amitié sont une sorte de porte-à-faux visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournent d’une vérité vers laquelle elles étaient capables de nous conduire. Mais enfin, quand des intervalles de repos et de société me seraient nécessaires, je sentais que, plutôt que les conversations intellectuelles que les gens du monde croient utiles aux écrivains, de légères amours avec des jeunes filles en fleurs seraient un aliment choisi que je pourrais à la rigueur permettre à mon imagination semblable au cheval fameux qu’on ne nourrissait que de roses ! Ce que tout d’un coup je souhaitais de nouveau, c’est ce dont j’avais rêvé à Balbec, quand, sans les connaître encore, j’avais vu passer devant la mer Albertine, Andrée et leurs amies. Mais hélas ! je ne pouvais plus chercher à retrouver celles que justement en ce moment je désirais si fort. L’action des années qui avait transformé tous les êtres que j’avais vus aujourd’hui, et Gilberte elle-même, avait certainement fait de toutes celles qui survivaient, comme elle eût fait d’Albertine si elle n’avait pas péri, des femmes trop différentes de ce que je me rappelais. Je souffrais d’être obligé de