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mais depuis longtemps je savais que nos pensées ne s’accordent pas toujours avec nos paroles.

Mais enfin, je ne peux que supposer ce que j’aurais fait si je n’avais pas été acteur, si je n’avais pas été une partie de l’acteur France, comme dans mes querelles avec Albertine, où mon regard triste et ma gorge oppressée étaient une partie de mon individu passionnément intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement. Celui de M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu’il n’était plus qu’un spectateur, tout devait le porter à être germanophile, du moment que, n’étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tous pays les plus nombreux ; nul doute que, vivant en Allemagne, les sots d’Allemagne défendant avec sottise et passion une cause injuste ne l’eussent irrité ; mais vivant en France, les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne l’irritaient pas moins. La logique de la passion, fût-elle au service du meilleur droit, n’est jamais irréfutable pour celui qui n’est pas passionné. M. de Charlus relevait avec finesse chaque faux raisonnement des patriotes. La satisfaction que cause à un imbécile son bon droit et la certitude du succès vous laissent particulièrement irrité. M. de Charlus l’était par l’optimisme triomphant de gens qui ne connaissaient pas comme lui l’Allemagne et sa force, qui croyaient chaque mois à un écrasement pour le mois suivant, et au bout d’un an n’étaient pas moins assurés dans un nouveau pronostic, comme s’ils n’en avaient pas porté, avec tout autant d’assurance, d’aussi faux, mais qu’ils avaient oubliés disant, si on le leur rappelait, que « ce n’était pas la même chose ». Or, M. de Charlus, qui avait certaines profondeurs dans l’esprit, n’eût peut-être pas compris en Art que le « ce n’est pas la même chose » opposé par les détracteurs de Monet à ceux qui leur disent « on a dit la même chose pour Delacroix », répondait à la même