Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étayer une assertion jetée un peu au hasard. « Il mourra assassiné un jour ou l’autre, comme tous ses pareils d’ailleurs. Il n’ira peut-être même pas jusque-là parce qu’il est dans les griffes de ce Jupien, qu’il a eu le toupet de m’envoyer et qui est un ancien forçat, je le sais, vous savez, oui, et de façon positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chose d’effrayant, il paraît. Je le sais par quelqu’un qui les a vues et qui m’a dit : « Vous vous trouveriez mal si vous voyiez cela. » C’est comme ça que ce Jupien le fait marcher au bâton et lui fait cracher tout l’argent qu’il veut. J’aimerais mille fois mieux la mort que de vivre dans la terreur où vit Charlus. En tous cas, si la famille de Morel se décide à porter plainte contre lui, je n’ai pas envie d’être accusée de complicité. S’il continue, ce sera à ses risques et périls, mais j’aurai fait mon devoir. Qu’est-ce que vous voulez. Ce n’est pas toujours folichon. » Et déjà agréablement enfiévrée par l’attente de la conversation que son mari allait avoir avec le violoniste, Mme  Verdurin me dit : « Demandez à Brichot si je ne suis pas une amie courageuse, et si je ne sais pas me dévouer pour sauver les camarades.  » (Elle faisait allusion aux circonstances dans lesquelles elle l’avait, juste à temps, brouillé avec sa blanchisseuse d’abord, avec Mme  de Cambremer ensuite, brouilles à la suite desquelles Brichot était devenu presque complètement aveugle et, disait-on, morphinomane). « Une amie incomparable, perspicace et vaillante », répondit l’universitaire avec une émotion naïve. « Mme  Verdurin m’a empêché de commettre une grande sottise, me dit Brichot, quand celle-ci se fut éloignée. Elle n’hésite pas à couper dans le vif. Elle est interventionniste, comme dit notre ami Cottard. J’avoue pourtant que la pensée que le pauvre baron ignore encore le coup qui va le frapper me fait une grande peine. Il est complète-