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en imiter presque tout l’essentiel, rien qu’avec des bruits, en frappant d’une certaine manière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuil avait manqué là d’inspiration, et, en conséquence, je manquai aussi là un peu de force d’attention.

Je regardai la Patronne, dont l’immobilité farouche semblait protester contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des dames du Faubourg. Mme  Verdurin ne disait pas : « Vous comprenez que je la connais un peu cette musique, et un peu encore ! S’il me fallait exprimer tout ce que je ressens, vous n’en auriez pas fini ! » Elle ne le disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression, ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Ils disaient aussi son courage, que les musiciens pouvaient y aller, ne pas ménager ses nerfs, qu’elle ne flancherait pas à l’andante, qu’elle ne crierait pas à l’allegro. Je regardai ces musiciens. Le violoncelliste dominait l’instrument qu’il serrait entre ses genoux, inclinant sa tête à laquelle des traits vulgaires donnaient, dans les instants de maniérisme, une expression involontaire de dégoût ; il se penchait sur sa contrebasse, la palpait avec la même patience domestique que s’il eût épluché un chou, tandis que, près de lui, la harpiste (encore enfant) en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons horizontaux du quadrilatère d’or, pareils à ceux qui, dans la chambre magique d’une sibylle, figureraient arbitrairement l’éther selon les formes consacrées, semblait aller y chercher, çà et là, au point exigé, un son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique, dressée devant le treillage d’or de la voûte céleste, elle y aurait cueilli, une à une, des étoiles. Quant à Morel, une mèche, jusque-là invisible et confondue dans sa chevelure, venait de se détacher et de faire boucle sur son front. Je tournai imperceptiblement la tête vers le public pour me