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pas une plainte contre lui. En disant cela, ses yeux flambaient. Il ne se contenta pas, du reste, de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n’avaient pas à lui en vouloir, mais bientôt qu’ils devaient se déclarer heureux qu’il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant, paraît-il, déclaré que Thibaud jouait aussi bien que Morel, celui-ci trouva qu’il devait l’attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui nuisant dans sa profession ; puis, comme il n’y a plus de justice en France, surtout contre les Juifs (l’antisémitisme ayant été chez Morel l’effet naturel du prêt de 5.000 francs par un Israélite), il ne sortit plus qu’avec un revolver chargé. Un tel état nerveux suivant une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être, sans s’en douter, pour quelque chose dans ce changement, car souvent il déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu’une fois mariés il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs propres ailes. Cette idée était, en elle-même, absolument insuffisante pour détacher Morel de la jeune fille ; restant dans l’esprit de Morel, elle était prête, le jour venu, à se combiner avec d’autres idées ayant de l’affinité pour elle et capables, une fois le mélange réalisé, de devenir un puissant agent de rupture.

Ce n’était pas, d’ailleurs, très souvent qu’il m’arrivait de rencontrer M. de Charlus et Morel. Souvent ils étaient déjà entrés dans la boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car le plaisir que j’avais auprès d’elle était tel que j’en venais à oublier non seulement l’attente anxieuse qui précédait le retour d’Albertine, mais même l’heure de ce retour.

Je mettrai à part, parmi ces jours où je m’attardai chez Mme de Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle signification m’échappa entièrement et ne fut comprise par moi