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m’intéresserait de comprendre pourquoi ce sera autre chose. — Mais vous savez bien que je ne sais rien expliquer, moi, je suis une bête, je parle comme une paysanne. C’est une question de tour de main, de façon ; pour les fourrures je peux, au moins, vous donner un mot pour mon fourreur qui, de cette façon, ne vous volera pas. Mais vous savez que cela vous coûtera encore huit ou neuf mille francs. — Et cette robe de chambre qui sent si mauvais, que vous aviez l’autre soir, et qui est sombre, duveteuse, tachetée, striée d’or comme une aile de papillon ? — Ah ! ça, c’est une robe de Fortuny. Votre jeune fille peut très bien mettre cela chez elle. J’en ai beaucoup, je vais vous en montrer, je peux même vous en donner si cela vous fait plaisir. Mais je voudrais surtout que vous vissiez celle de ma cousine Talleyrand. Il faut que je lui écrive de me la prêter. — Mais vous aviez aussi des souliers si jolis, était-ce encore de Fortuny ? — Non, je sais ce que vous voulez dire, c’est du chevreau doré que nous avions trouvé à Londres, en faisant des courses avec Consuelo de Manchester. C’était extraordinaire. Je n’ai jamais pu comprendre comme c’était doré, on dirait une peau d’or, il n’y a que cela avec un petit diamant au milieu. La pauvre duchesse de Manchester est morte, mais si cela vous fait plaisir j’écrirai à Mme de Warwick ou à Mme Malborough pour tâcher d’en retrouver de pareils. Je me demande même si je n’ai pas encore de cette peau. On pourrait peut-être en faire faire ici. Je regarderai ce soir, je vous le ferai dire. »

Comme je tâchais, autant que possible, de quitter la duchesse avant qu’Albertine fût revenue, l’heure faisait souvent que je rencontrais dans la cour, en sortant de chez Mme de Guermantes, M. de Charlus et Morel qui allaient prendre le thé chez Jupien, suprême faveur pour le baron. Je ne les croisai pas tous les jours, mais ils y allaient tous les jours. Il est,