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sait venir le voir faire lui-même, dans la cuisine, comme à la campagne, un dîner qui n’en était pas moins infiniment meilleur et encore plus cher que dans les plus grands palaces.

Toute la sève locale qu’il y a dans les vieilles familles aristocratiques ne suffit pas, il faut qu’il y naisse un être assez intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l’effacer sous le vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir que l’accent, avait, du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé, pour son langage (entre ce qui eût semblé trop involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré), un de ces compromis qui font l’agrément de la Petite Fadette de George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe. Mon plaisir était surtout de lui entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le château et le village quelque chose d’assez savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte historique et géographique de l’histoire de France.

S’il n’y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquer un langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vrai musée d’histoire de France par la conversation. « Mon grand-oncle Fitt-jam » n’avait rien qui étonnât, car on sait que les Fitz-James proclament volontiers qu’ils sont de grands seigneurs français, et ne veulent pas qu’on prononce leur nom à l’anglaise. Il faut, du reste, admirer la touchante docilité des gens qui avaient