Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait ravi, l’été passé, Mme Bontemps, laquelle entendit dire bientôt que c’était une ineptie, de sorte que, au lieu de demander à Albertine de la chanter, quand elle avait du monde, elle y substitua :

Une chanson d’adieu sort des sources troublées,

qui devint à son tour « une vieille rengaine de Massenet, dont la petite nous rebat les oreilles ».

Une nuée passait, elle éclipsait le soleil, je voyais s’éteindre et rentrer dans une grisaille le pudique et feuillu rideau de verre.

Les cloisons qui séparaient nos deux cabinets de toilette (celui d’Albertine, tout pareil, était une salle de bains que maman, en ayant une autre dans la partie opposée de l’appartement, n’avait jamais utilisée pour ne pas me faire de bruit) étaient si minces que nous pouvions parler tout en nous lavant chacun dans le nôtre, poursuivant une causerie qu’interrompait seulement le bruit de l’eau, dans cette intimité que permet souvent à l’hôtel l’exiguïté du logement et le rapprochement des pièces, mais qui, à Paris, est si rare.

D’autres fois, je restais couché, rêvant aussi longtemps que je le voulais, car on avait ordre de ne jamais entrer dans ma chambre avant que j’eusse sonné, ce qui, à cause de la façon incommode dont avait été posée la poire électrique au-dessus de mon lit, demandait si longtemps, que, souvent, las de chercher à l’atteindre et content d’être seul, je restais quelques instants presque rendormi. Ce n’est pas que je fusse absolument indifférent au séjour d’Albertine chez nous. Sa séparation d’avec ses amies réussissait à épargner à mon cœur de nouvelles souffrances. Elle le maintenait dans un repos, dans une quasi-immobilité qui l’aideraient à guérir. Mais, enfin, ce calme que me procurait mon amie était apaisement de la souffrance plutôt que joie. Non pas