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que je tinsse particulièrement à les lui cacher. Quand elle fut sortie de la chambre non sans s’être attardée à emporter divers objets qui y étaient depuis la veille et eussent pu y rester, sans gêner le moins du monde, une heure de plus, et pour remettre dans le feu une bûche bien inutile par la chaleur brûlante que me donnaient la présence de l’intruse et la peur de me voir « couper » par la demoiselle : « Pardonnez-moi, dis-je à Andrée, j’ai été dérangé. C’est absolument sûr qu’elle doit aller demain chez les Verdurin ? — Absolument, mais je peux lui dire que cela vous ennuie. — Non, au contraire ; ce qui est possible, c’est que je vienne avec vous. — Ah ! » fit Andrée d’une voix fort ennuyée et comme effrayée de mon audace, qui ne fit du reste que s’en affermir. « Alors, je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien. — Mais non », dit Andrée et (comme maintenant, l’usage du téléphone étant devenu courant, autour de lui s’était développé l’enjolivement de phrases spéciales, comme jadis autour des « thés ») elle ajouta : « Cela m’a fait grand plaisir d’entendre votre voix. »

J’aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu’Andrée, car je venais d’être infiniment sensible à sa voix, n’ayant jamais remarqué jusque-là qu’elle était si différente des autres. Alors, je me rappelai d’autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes ralenties par la précision d’une question et l’attention de l’esprit, d’autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce qu’elles racontent ; je me rappelai une à une la voix de chacune des jeunes filles que j’avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de ma grand’mère, puis de Mme  de Guermantes ; je les trouvai toutes dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert doivent donner au