Page:Proust - Du côté de chez Swann.djvu/264

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pensant qu’elle lui avait dit combien le temps lui durerait jusqu’à ce qu’il lui permît de revenir ; il se rappelait l’air inquiet, timide, avec lequel elle l’avait une fois prié que ce ne fût pas dans trop longtemps, et les regards qu’elle avait eus à ce moment-là, fixés sur lui en une imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pensées artificielles fixé devant son chapeau rond de paille blanche, à brides de velours noir. « Et vous, avait-elle dit, vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thé ? » Il avait allégué des travaux en train, une étude — en réalité abandonnée depuis des années — sur Ver Meer de Delft. « Je comprends que je ne peux rien faire, moi chétive, à côté de grands savants comme vous autres, lui avait-elle répondu. Je serais comme la grenouille devant l’aréopage. Et pourtant j’aimerais tant m’instruire, savoir, être initiée. Comme cela doit être amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers », avait-elle ajouté avec l’air de contentement de soi-même que prend une femme élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer sans crainte de se salir à une besogne malpropre, comme de faire la cuisine en « mettant elle-même les mains à la pâte ». « Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n’avais jamais entendu parler de lui ; vit-il encore ? Est-ce qu’on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu’il y a sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu’on sent toujours en train de réfléchir, me dire : voilà, c’est à cela qu’il est en train de penser. Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos travaux ! » Il s’était excusé sur sa peur des amitiés nouvelles, ce qu’il avait appelé, par galan-