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qu’éclairait le soleil intermittent et chaud d’un jour de vent et d’orage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas les noms, mais dont l’infériorité proclamait trop sa suprématie pour qu’elle ne ressentît pas pour eux une sincère bienveillance, et auxquels du reste elle espérait imposer davantage encore à force de bonne grâce et de simplicité. Aussi, ne pouvant émettre ces regards volontaires, chargés d’une signification précise, qu’on adresse à quelqu’un qu’on connaît, mais seulement laisser ses pensées distraites s’échapper incessamment devant elle en un flot de lumière bleue qu’elle ne pouvait contenir, elle ne voulait pas qu’il pût gêner, paraître dédaigner ces petites gens qu’il rencontrait au passage, qu’il atteignait à tous moments. Je revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le destiner à personne, mais pour que tous pussent en prendre leur part, un sourire un peu timide de suzeraine qui a l’air de s’excuser auprès de ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard qu’elle avait laissé s’arrêter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me dis : « Mais sans doute elle fait attention à moi. » Je crus que je lui plaisais, qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté l’église, qu’à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à Guermantes. Et aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefois suffire pour que nous aimions une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann et que nous pensions qu’elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire qu’elle