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chose que de vains simulacres sans danger pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure inévitable du retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance ou de la guérison ; peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs, n’était-il aussi qu’une illusion sans consistance, et cesserait-elle par l’intervention de mon père qui avait dû convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier écrivain de l’époque. Mais d’autres fois, tandis que mes parents s’impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma vie actuelle, au lieu de me sembler une création artificielle de mon père et qu’il pouvait modifier à son gré, m’apparaissait au contraire comme comprise dans une réalité qui n’était pas faite pour moi, contre laquelle il n’y avait pas de recours, au cœur de laquelle je n’avais pas d’allié, qui ne cachait rien au delà d’elle-même. Il me semblait alors que j’existais de la même façon que les autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j’étais seulement du nombre de ceux qui n’ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que j’avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes les paroles flatteuses qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa conscience.

Un jour ma mère me dit : « Puisque tu parles toujours de Mme de Guermantes, comme le docteur Percepied l’a très bien soignée il y a quatre ans, elle doit venir à Combray pour assister au mariage de sa fille. Tu pourras l’apercevoir à la cérémonie. » C’était du reste par le docteur Percepied que j’avais