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déshabilla pas, ne laissa personne lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut enterré. Alors nous comprîmes que cette sorte de crainte où Françoise avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma tante avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris pour de la haine et qui était de la vénération et de l’amour. Sa véritable maîtresse aux décisions impossibles à prévoir, aux ruses difficiles à déjouer, au bon cœur facile à fléchir, sa souveraine, son mystérieux et tout-puissant monarque n’était plus. À côté d’elle nous comptions pour bien peu de chose. Il était loin le temps où, quand nous avions commencé à venir passer nos vacances à Combray, nous possédions autant de prestige que ma tante aux yeux de Françoise. Cet automne-là, tout occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et avec les fermiers, mes parents, n’ayant guère de loisir pour faire des sorties que le temps d’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé dans un grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais d’autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais que ses rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l’esprit de qui on n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vêtements n’a rien à faire avec le deuil et à qui d’ailleurs le chagrin que nous avions de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous n’avions pas donné de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de voix spécial pour parler d’elle, que même parfois je chantonnais. Je suis sûr que dans un livre — et en cela j’étais bien moi-même comme Françoise — cette conception du deuil d’après la Chanson de Roland et le portail de Saint-André-des-Champs m’eût été sympathique. Mais dès que Françoise