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pénible, préfère la proclamer pour donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané, que la situation elle-même — l’absence de relations avec les Guermantes — pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque tradition de famille, principe de morale ou vœu mystique lui interdisant nommément la fréquentation des Guermantes. « Non, reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne les connais pas, je n’ai jamais voulu, j’ai toujours tenu à sauvegarder ma pleine indépendance ; au fond je suis une tête jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse, on me disait que j’avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je me donnais l’air d’un malotru, d’un vieil ours. Mais voilà une réputation qui n’est pas pour m’effrayer, elle est si vraie ! Au fond, je n’aime plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus. » Je ne comprenais pas bien que, pour ne pas aller chez des gens qu’on ne connaît pas, il fût nécessaire de tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l’air d’un sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais, c’est que Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimer que les églises, le clair de lune et la jeunesse ; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et « par défaut » ; il était snob. Sans doute il ne disait jamais