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d’être accompagnés d’attention volontaire : l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant.

Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et où elle était privée de Françoise, passait plus lentement qu’une autre pour ma tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la distraction que fût encore capable de supporter son corps affaibli et maniaque. Et ce n’est pas cependant qu’elle n’aspirât parfois à quelque plus grand changement, qu’elle n’eût de ces heures d’exception où l’on a soif de quelque chose d’autre que ce qui est, et où ceux que le manque d’énergie ou d’imagination empêche de tirer d’eux-mêmes un principe de rénovation demandent à la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion, une douleur ; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et dût-elle en être brisée ; où la volonté, qui a si difficilement conquis le droit d’être livrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entre les mains d’événements impérieux, fussent-ils cruels. Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la moindre fatigue, ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son repos, le réservoir était très long à remplir, et il se passait des mois avant qu’elle eût ce léger trop-plein que d’autres dérivent dans l’activité et dont elle était incapable de savoir et de décider comment user. Je ne doute pas qu’alors — comme le désir de la remplacer par des pommes de terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée dont elle ne se « fatiguait »