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inutile de s’acharner, qu’on pourrait parcourir la plage en tous sens, s’asseoir à la devanture du pâtissier, faire semblant de manger un éclair, entrer chez le marchand de curiosités, attendre l’heure du bain, le concert, l’arrivée de la marée, le coucher du soleil, la nuit, sans voir la petite bande désirée. Mais le jour fatal ne revenait peut-être pas une fois par semaine. Il ne tombait peut-être pas forcément un samedi. Peut-être certaines conditions atmosphériques influaient-elles sur lui ou lui étaient-elles entièrement étrangères. Combien d’observations patientes, mais non point sereines, il faut recueillir sur les mouvements en apparence irréguliers de ces mondes inconnus avant de pouvoir être sûr qu’on ne s’est pas laissé abuser par des coïncidences, que nos prévisions ne seront pas trompées, avant de dégager les lois certaines, acquises au prix d’expériences cruelles, de cette astronomie passionnée. Me rappelant que je ne les avais pas vues le même jour qu’aujourd’hui, je me disais qu’elles ne viendraient pas, qu’il était inutile de rester sur la plage. Et justement je les apercevais. En revanche, un jour où, autant que j’avais pu supposer que des lois réglaient le retour de ces constellations, j’avais calculé devoir être un jour faste, elles ne venaient pas. Mais à cette première incertitude si je les verrais ou non le jour même venait s’en ajouter une plus grave, si je les reverrais jamais, car j’ignorais en somme si elles ne devaient pas partir pour l’Amérique, ou rentrer à Paris. Cela suffisait pour me faire commencer à les aimer. On peut avoir du goût pour une personne. Mais pour déchaîner cette tristesse, ce sentiment de l’irréparable, ces angoisses, qui préparent l’amour, il faut — et il est peut-être ainsi, plutôt que ne l’est une personne, l’objet même que cherche anxieusement à étreindre la passion — le risque d’une impossibilité. Ainsi agissaient déjà ces influences qui se répètent au cours d’amours successives, pouvant du reste se pro-