Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/79

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

simple auvent était devenue un centre élégant ; Elstir lui-même ne revenait en ce moment à Rivebelle qu’à cause d’une absence de sa femme avec laquelle il habitait non loin de là). Mais un grand talent, même quand il n’est pas encore reconnu, provoque nécessairement quelques phénomènes d’admiration, tels que le patron de la ferme avait été à même d’en distinguer dans les questions de plus d’une Anglaise de passage, avide de renseignements sur la vie que menait Elstir, ou dans le nombre de lettres que celui-ci recevait de l’étranger. Alors le patron avait remarqué davantage qu’Elstir n’aimait pas être dérangé pendant qu’il travaillait, qu’il se relevait la nuit pour emmener un petit modèle poser nu au bord de la mer, quand il y avait clair de lune, et il s’était dit que tant de fatigues n’étaient pas perdues, ni l’admiration des touristes injustifiée, quand il avait dans un tableau d’Elstir reconnu une croix de bois qui était plantée à l’entrée de Rivebelle. « C’est bien elle, répétait-il avec stupéfaction. Il y a les quatre morceaux ! Ah ! aussi il s’en donne une peine ! »

Et il ne savait pas si un petit « lever de soleil sur la mer », qu’Elstir lui avait donné, ne valait pas une fortune.

Nous le vîmes lire notre lettre, la remettre dans sa poche, continuer à dîner, commencer à demander ses affaires, se lever pour partir, et nous étions tellement sûrs de l’avoir choqué par notre démarche que nous eussions souhaité maintenant (tout autant que nous l’avions redouté) de partir sans avoir été remarqués par lui. Nous ne pensions pas un seul instant à une chose qui aurait dû pourtant nous sembler la plus importante, c’est que notre enthousiasme pour Elstir, de la sincérité duquel nous n’aurions pas permis qu’on doutât et dont nous aurions pu, en effet, donner comme témoignage notre respiration entrecoupée par l’attente, notre désir de faire n’importe quoi de diffi-