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fin de l’après-midi, le long du couloir bleuâtre et or, dans un filet étincelant et humide, mais comme les végétations d’un pâle et vert aquarium géant à la lumière surnaturelle. On se levait de table ; et si les convives, pendant le repas, tout en passant leur temps à regarder, à reconnaître, à se faire nommer les convives du dîner voisin, avaient été retenus dans une cohésion parfaite autour de leur propre table, la force attractive qui les faisait graviter autour de leur amphitryon d’un soir perdait de sa puissance, au moment où pour prendre le café ils se rendaient dans ce même couloir qui avait servi aux goûters ; il arrivait souvent qu’au moment du passage, tel dîner en marche abandonnait l’un ou plusieurs de ses corpuscules, qui ayant subi trop fortement l’attraction du dîner rival se détachaient un instant du leur, où ils étaient remplacés par des messieurs ou des dames qui étaient venus saluer des amis, avant de rejoindre, en disant : « Il faut que je me sauve retrouver M. X… dont je suis ce soir l’invité. » Et pendant un instant on aurait dit de deux bouquets séparés qui auraient interchangé quelques-unes de leurs fleurs. Puis le couloir lui-même se vidait. Souvent, comme il faisait même après dîner encore un peu de jour, on n’allumait pas ce long corridor, et côtoyé par les arbres qui se penchaient au dehors de l’autre côté du vitrage, il avait l’air d’une allée dans un jardin boisé et ténébreux. Parfois dans l’ombre une dîneuse s’y attardait. En le traversant pour sortir, j’y distinguai un soir, assise au milieu d’un groupe inconnu, la belle princesse de Luxembourg. Je me découvris sans m’arrêter. Elle me reconnut, inclina la tête en souriant ; très au-dessus de ce salut, émanant de ce mouvement même, s’élevèrent mélodieusement quelques paroles à mon adresse, qui devaient être un bonsoir un peu long, non pour que je m’arrêtasse, mais seulement pour compléter le salut, pour en faire un salut parlé. Mais les paroles