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D’ailleurs cela ne vous avancerait à rien, car je suis bien certaine qu’Albertine ne voudra pas vous voir, si elle vient seule à l’hôtel. Ce ne serait pas protocolaire, ajouta-t-elle en usant d’un adjectif qu’elle aimait beaucoup, depuis peu, dans le sens de « ce qui se fait ». Je vous dis cela parce que je connais les idées d’Albertine. Moi, qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse que vous la voyiez ou non ? Cela m’est bien égal. »

Nous fûmes rejoints par Octave qui ne fit pas de difficulté pour dire à Andrée le nombre de points qu’il avait faits la veille au golf, puis par Albertine qui se promenait en manœuvrant son diabolo comme une religieuse son chapelet. Grâce à ce jeu elle pouvait rester des heures seule sans s’ennuyer. Aussitôt qu’elle nous eut rejoints m’apparut la pointe mutine de son nez, que j’avais omise en pensant à elle ces derniers jours ; sous ses cheveux noirs, la verticalité de son front s’opposa, et ce n’était pas la première fois, à l’image indécise que j’en avais gardée, tandis que par sa blancheur il mordait fortement dans mes regards ; sortant de la poussière du souvenir, Albertine se reconstruisait devant moi. Le golf donne l’habitude des plaisirs solitaires. Celui que procure le diabolo l’est assurément. Pourtant après nous avoir rejoints, Albertine continua à y jouer, tout en causant avec nous, comme une dame à qui des amies sont venues faire une visite ne s’arrête pas pour cela de travailler à son crochet. « Il paraît que Mme de Villeparisis, dit-elle à Octave, a fait une réclamation auprès de votre père » (et j’entendis derrière ce mot une de ces notes qui étaient propres à Albertine ; chaque fois que je constatais que je les avais oubliées, je me rappelais en même temps avoir entr’aperçu déjà derrière elles la mine décidée et française d’Albertine. J’aurais pu être aveugle et connaître aussi bien certaines de ses qualités alertes et un peu provinciales dans ces notes-là que dans la pointe de son nez. Les unes et l’autre