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un air dans le cadre pour lequel il fut écrit. J’eusse sans doute été au contraire attristé de ne pas trouver du charme à cette réalisation, si j’avais eu le loisir d’y penser. Mais mon esprit était bien ailleurs. Joueurs et joueuses commençaient à s’étonner de ma stupidité et que je ne prisse pas la bague. Je regardais Albertine si belle, si indifférente, si gaie, qui, sans le prévoir, allait devenir ma voisine quand enfin j’arrêterais la bague dans les mains qu’il faudrait, grâce à un manège qu’elle ne soupçonnait pas et dont sans cela elle se fût irritée. Dans la fièvre du jeu, les longs cheveux d’Albertine s’étaient à demi défaits et, en mèches bouclées, tombaient sur ses joues dont ils faisaient encore mieux ressortir, par leur brune sécheresse, la rose carnation. « Vous avez les tresses de Laura Dianti, d’Éléonore de Guyenne, et de sa descendante si aimée de Chateaubriand. Vous devriez porter toujours les cheveux un peu tombants », lui dis-je à l’oreille pour me rapprocher d’elle. Tout d’un coup la bague passa au voisin d’Albertine. Aussitôt je m’élançai, lui ouvris brutalement les mains, saisis la bague ; il fut obligé d’aller à ma place au milieu du cercle et je pris la sienne à côté d’Albertine. Peu de minutes auparavant, j’enviais ce jeune homme quand je voyais que ses mains en glissant sur la ficelle rencontraient à tout moment celles d’Albertine. Maintenant que mon tour était venu, trop timide pour rechercher, trop ému pour goûter ce contact, je ne sentais plus rien que le battement rapide et douloureux de mon cœur. À un moment, Albertine pencha vers moi d’un air d’intelligence sa figure pleine et rose, faisant semblant d’avoir la bague, afin de tromper le furet et de l’empêcher de regarder du côté où celle-ci était en train de passer. Je compris tout de suite que c’était à cette ruse que s’appliquaient les sous-entendus du regard d’Albertine, mais je fus troublé en voyant ainsi passer dans ses yeux l’image purement simulée pour les besoins