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devait être qu’elle avait été invitée. — Voyons, ma petite, ne sois pas tellement idiote », répondait Andrée. Albertine n’insistait pas de peur qu’on lui proposât de rester aussi. Elle secouait la tête : « Fais à ton idée, répondait-elle, comme on dit à un malade qui par plaisir se tue à petit feu, moi je me trotte, car je crois que ma montre retarde », et elle prenait ses jambes à son cou. « Elle est charmante, mais inouïe », disait Andrée en enveloppant son amie d’un sourire qui la caressait et la jugeait à la fois. Si, en ce goût du divertissement, Albertine avait quelque chose de la Gilberte des premiers temps, c’est qu’une certaine ressemblance existe, tout en évoluant, entre les femmes que nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de notre tempérament parce que c’est lui qui les choisit, éliminant toutes celles qui ne nous seraient pas à la fois opposées et complémentaires, c’est-à-dire propres à satisfaire nos sens et à faire souffrir notre cœur. Elles sont, ces femmes, un produit de notre tempérament, une image, une projection renversée, un « négatif » de notre sensibilité. De sorte qu’un romancier pourrait, au cours de la vie de son héros, peindre presque exactement semblables ses successives amours et donner par là l’impression non de s’imiter lui-même mais de créer, puisqu’il y a moins de force dans une innovation artificielle que dans une répétition destinée à suggérer une vérité neuve. Encore devrait-il noter, dans le caractère de l’amoureux, un indice de variation qui s’accuse au fur et à mesure qu’on arrive dans de nouvelles régions, sous d’autres latitudes de la vie. Et peut-être exprimerait-il encore une vérité de plus si, peignant pour ses autres personnages des caractères, il s’abstenait d’en donner aucun à la femme aimée. Nous connaissons le caractère des indifférents, comment pourrions-nous saisir celui d’un être qui se confond avec notre vie, que bientôt nous ne séparerons plus de nous-même, sur les mobiles duquel nous