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des cailloux dans un abîme sans fond. Qu’elles soient remplies en général par la personne à qui nous les adressons d’un sens qu’elle tire de sa propre substance et qui est très différent de celui que nous avions mis dans ces mêmes paroles, c’est un fait que la vie courante nous révèle perpétuellement. Mais si de plus nous nous trouvons auprès d’une personne dont l’éducation (comme pour moi celle d’Albertine) nous est inconcevable, inconnus les penchants, les lectures, les principes, nous ne savons pas si nos paroles éveillent en elle quelque chose qui y ressemble plus que chez un animal à qui pourtant on aurait à faire comprendre certaines choses. De sorte qu’essayer de me lier avec Albertine m’apparaissait comme une mise en contact avec l’inconnu sinon avec l’impossible, comme un exercice aussi malaisé que dresser un cheval, aussi reposant qu’élever des abeilles ou que cultiver des rosiers.

J’avais cru, il y avait quelques heures, qu’Albertine ne répondrait à mon salut que de loin. Nous venions de nous quitter en faisant le projet d’une excursion ensemble. Je me promis, quand je rencontrerais Albertine, d’être plus hardi avec elle, et je m’étais tracé d’avance le plan de tout ce que je lui dirais et même (maintenant que j’avais tout à fait l’impression qu’elle devait être légère) de tous les plaisirs que je lui demanderais. Mais l’esprit est influençable comme la plante, comme la cellule, comme les éléments chimiques, et le milieu qui le modifie si on l’y plonge, ce sont des circonstances, un cadre nouveau. Devenu différent par le fait de sa présence même, quand je me trouvai de nouveau avec Albertine, je lui dis tout autre chose que ce que j’avais projeté. Puis me souvenant de la tempe enflammée je me demandais si Albertine n’appréciait pas davantage une gentillesse qu’elle saurait être désintéressée. Enfin j’étais embarrassé devant certains de ses regards, de ses sourires. Ils pouvaient