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Il venait enfin de donner un dernier coup de pinceau à ses fleurs ; je perdis un instant à les regarder ; je n’avais pas de mérite à le faire, puisque je savais que les jeunes filles ne se trouveraient plus sur la plage ; mais j’aurais cru qu’elles y étaient encore et que ces minutes perdues me les faisaient manquer que j’aurais regardé tout de même, car je me serais dit qu’Elstir s’intéressait plus à ses fleurs qu’à ma rencontre avec les jeunes filles. La nature de ma grand’mère, nature qui était tout juste l’opposé de mon total égoïsme, se reflétait pourtant dans la mienne. Dans une circonstance où quelqu’un qui m’était indifférent, pour qui j’avais toujours feint de l’affection ou du respect, ne risquait qu’un désagrément tandis que je courais un danger, je n’aurais pas pu faire autrement que de le plaindre de son ennui comme d’une chose considérable et de traiter mon danger comme un rien, parce qu’il me semblait que c’était avec ces proportions que les choses devaient lui apparaître. Pour dire les choses telles qu’elles sont, c’est même un peu plus que cela, et pas seulement ne pas déplorer le danger que je courais moi-même, mais aller au devant de ce danger-là, et pour celui qui concernait les autres, tâcher au contraire, dussé-je avoir plus de chances d’être atteint moi-même, de le leur éviter. Cela tient à plusieurs raisons qui ne sont point à mon honneur. L’une est que si, tant que je ne faisais que raisonner, je croyais surtout tenir à la vie, chaque fois qu’au cours de mon existence, je me suis trouvé obsédé par des soucis moraux ou seulement par des inquiétudes nerveuses, quelquefois si puériles que je n’oserais pas les rapporter, si une circonstance imprévue survenait alors, amenant pour moi le risque d’être tué, cette nouvelle préoccupation était si légère, relativement aux autres, que je l’accueillais avec un sentiment de détente qui allait jusqu’à l’allégresse. Je me trouve ainsi avoir connu, quoique étant l’homme le moins brave du