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et l’image d’Albertine certain « jeu » qui lui permettait, comme un éclairage mal adapté, de se poser sur d’autres avant de revenir s’appliquer à elles ; le rapport entre le mal que je ressentais au cœur et le souvenir d’Albertine ne me semblait pas nécessaire, j’aurais peut-être pu le coordonner avec l’image d’une autre personne. Ce qui me permettait, l’éclair d’un instant, de faire évanouir la réalité, non pas seulement la réalité extérieure comme dans mon amour pour Gilberte (que j’avais reconnu pour un état intérieur où je tirais de moi seul la qualité particulière, le caractère spécial de l’être que j’aimais, tout ce qui le rendait indispensable à mon bonheur), mais même la réalité intérieure et purement subjective.

« Il n’y a pas de jour qu’une ou l’autre d’entre elles ne passe devant l’atelier et n’entre me faire un bout de visite », me dit Elstir, me désespérant aussi par la pensée que si j’avais été le voir aussitôt que ma grand’mère m’avait demandé de le faire, j’eusse probablement, depuis longtemps déjà, fait la connaissance d’Albertine.

Elle s’était éloignée ; de l’atelier on ne la voyait plus. Je pensai qu’elle était allée rejoindre ses amies sur la digue. Si j’avais pu m’y trouver avec Elstir, j’eusse fait leur connaissance. J’inventai mille prétextes pour qu’il consentît à venir faire un tour de plage avec moi. Je n’avais plus le même calme qu’avant l’apparition de la jeune fille dans le cadre de la petite fenêtre si charmante jusque-là sous ses chèvrefeuilles et maintenant bien vide. Elstir me causa une joie mêlée de torture en me disant qu’il ferait quelques pas avec moi, mais qu’il était obligé de terminer d’abord le morceau qu’il était en train de peindre. C’était des fleurs, mais pas de celles dont j’eusse mieux aimé lui commander le portrait que celui d’une personne, afin d’apprendre par la révélation de son génie ce que j’avais si souvent cherché en vain devant elles — aubépines, épines roses,