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le journal. Françoise ne voulait pas avoir l’air étonné. On aurait dit devant elle que l’archiduc Rodolphe, dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence, était non pas mort comme cela passait pour assuré, mais vivant, qu’elle eût répondu « Oui », comme si elle le savait depuis longtemps. Il est, d’ailleurs, à croire que pour que même de notre bouche à nous, qu’elle appelait si humblement ses maîtres et qui l’avions presque si entièrement domptée, elle ne pût entendre, sans avoir à réprimer un mouvement de colère, le nom d’un noble, il fallait que la famille dont elle était sortie occupât dans son village une situation aisée, indépendante, et qui ne devait être troublée dans la considération dont elle jouissait que par ces mêmes nobles chez lesquels au contraire, dès l’enfance, un Aimé a servi comme domestique, s’il n’y a pas été élevé par charité. Pour Françoise, Mme de Villeparisis avait donc à se faire pardonner d’être noble. Mais, en France du moins, c’est justement le talent, comme la seule occupation, des grands seigneurs et des grandes dames. Françoise, obéissant à la tendance des domestiques qui recueillent sans cesse sur les rapports de leurs maîtres avec les autres personnes des observations fragmentaires dont ils tirent parfois des inductions erronées — comme font les humains sur la vie des animaux — trouvait à tout moment qu’on nous avait « manqué », conclusion à laquelle l’amenait facilement, d’ailleurs, autant que son amour excessif pour nous, le plaisir qu’elle avait à nous être désagréable. Mais ayant constaté, sans erreur possible, les mille prévenances dont nous entourait et dont l’entourait elle-même Mme de Villeparisis, Françoise l’excusa d’être marquise et, comme elle n’avait jamais cessé de lui savoir gré de l’être, elle la préféra à toutes les personnes que nous connaissions. C’est qu’aussi aucune ne s’efforçait d’être aussi continuellement aimable. Chaque fois que ma grand’mère remarquait