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vers une grande caserne enveloppant dans ses trois corps aux fenêtres uniformes la vaste cour où les cavaliers en petit bonnet blanc et gros sabots donnent, par les beaux jours, leurs soins aux vaillants coursiers à eux confiés par l’État. Au demeurant, six mille âmes ; six mille bonnes âmes, s’abîmant un peu les unes les autres pour se distraire, et cassant, derrière les innocents volets verts des blanches maisonnettes, assez de sucre sur le dos du voisin pour sucrer toutes les mielleuses calomnies de France et de Navarre.

Nous étions là, au 21e chasseurs à cheval, une quinzaine de volontaires d’un an, qui prenions nos douze mois en patience, tâchions de nous consoler en faisant le plus de visites possibles à la grande ville de Lorges, qui n’était qu’à une heure de chemin de fer. Vous connaissez évidemment Lorges, grand port de mer, célèbre par son commerce et son industrie, et on voit défiler dans ses bassins formés par l’embouchure de la Varenne, des milliers de navires. Il y a à Lorges de très grandes fortunes, de riches armateurs, d’opulents propriétaires, deux ou trois banquiers millionnaires. Tout ce monde-là s’amuse, et, dans la saison, c’est une succession de grands bals pour lesquels on fait construire des jardins d’hiver, démolir des corps de bâtiments, édifier des marquises qui sont des monuments. On en parle pendant tout le reste de l’année.

Celui des bals qui s’annonçait comme devant être le plus oriental, comme destiné à éclipser les merveilles des Mille et Une Nuits, devait avoir lieu chez le receveur général de Lorges, M. Bonnereau. Sa femme, la charmante Mme Bonnereau, avait bien voulu m’envoyer une invitation. Mon colonel, l’excellent marquis Graslin de la Puisaye, m’avait accordé à cet effet une permission de la nuit ; j’avais revêtu une tenue de fantaisie dans laquelle, bafouant effrontément l’ordonnance, j’allongeais voluptueusement mes jambes dans un pantalon de drap soyeux dépourvu de toutes bazanes ; j’avais emprisonné ma taille dans un fin dolman bleu muni de baleines et agrémenté d’un tressage de soie. Puis j’étais parti et j’avais fait au bal une entrée qui, modestie à part, avait été remarquée.

Je ne vous décrirai pas les magnificences de la fête ; on s’entretient encore à Lorges, à Sauville et à dix lieux à la ronde, des gigantesques palmiers, répandus partout, des douze valets de pied en riche livrée débarrassant les invités dans l’antichambre, du luxe des soupers servis à huit cents personnes, sur de petites tables à quatre, et terminant ainsi la