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dépecer par Négous, et se mit en devoir de l’accommoder au blanc. Elle leva délicatement de longues languettes roses sur un jambon, attaqua une réserve d’asperges, battit des œufs pour une omelette au kirsch. Au bout de dix minutes, un déjeuner suffisant était en train. Alors, elle s’occupa des hors-d’œuvre, éplucha des radis, ouvrit une boîte d’huîtres marinées. Et, toute gaie de cette situation nouvelle, elle chantonnait en préparant des coquilles de beurre, et se retournait sans gaucherie dans la vaste cuisine bien tenue qu’elle mettait sens dessus dessous, aux regards ébahis de son aide noir, qui ouvrait sa bouche émaillée de dents blanches, dans son énorme et respectueux sourire.

Pendant ce temps, les deux gendarmes, après avoir, en bons cavaliers français, pansé sommairement les chevaux et laissé le cocher à leur garde, tinrent conseil sur la porte de l’écurie. Le résultat de la délibération très brève fut une reconnaissance du côté de la cuisine. Sur le seuil, tous deux s’arrêtèrent. Boudineau, — un vieux troupier replet, grisonnant et coloré, — tomba en arrêt, campé sur ses jambes courtes, la tête en avant, les yeux écarquillés. Morillon, plus jeune et célibataire, tendit son torse d’hercule, remonta ses buffleteries de la main gauche, et tordit de la droite sa moustache rousse de Gaulois. Ils contemplèrent ainsi la marquise, qui, tournée de trois quarts et très absorbée, feuilletait un livre de cuisine. Après une minute d’extase, il se regardèrent, clignèrent de l’œil, et puis, retombèrent en arrêt. Enfin, comme Georgette feuilletait toujours, Morillon poussa un hum sonore. La jeune femme fit un soubresaut.

— Nous nous permettons, mademoiselle ou madame, dit-il, d’envahir militairement le domaine culinaire qui est votre propriété. Mais nous osons espérer que votre pardon sera à la hauteur de vos charmes !

Puis, il s’avança avec une révérence, et baisa galamment la main de la cuisinière.

Celle-ci lança toute une cascade perlée d’éclats de rires. Enchantés d’un tel succès, les gendarmes firent chorus. La cuisine trembla. Les chaudrons réveillés du sommeil qu’ils dormaient depuis les dernières confitures, grondèrent en longues vibrations. Et, devant cette joie franche et bonhomme qui rompait ainsi la glace, la marquise ne se sentait pas le courage de trahir son incognito. Elle les fit asseoir, et leur servit de ses mains une poudreuse bouteille de Saint-Georges. On pense si les troupiers se sentirent mis en belle humeur par cet accueil cordial. Ils battirent le rappel de toutes