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RICHARD WAGNER


tallé dans le confort matériel que valait soudain à cet inconscient les fruits de son intelligence trépassée.

Quant aux Wesendonk, ils étaient depuis plusieurs années retournés en Allemagne. Otto y mourut enn 1895. Le jeune étudiant Wille, petit-fils des amis de Mariafeld, allait rendre visite à la vieille dame le dimanche dans sa belle demeure de Berlin. Elle manquait rarement de l’attirer auprès de son fauteuil pour lui parler longuement de son plus cher passé. Puis, lorsqu’ils se trouvaient seuls, elle lui tendait les cahiers où elle avait autrefois transcrit ses souvenirs et copié les lettres de Wagner, dont elle ne se lassait pas d’entendre recommencer la lecture. Isolde mourut en 1902, vingt ans après Tristan.

Seule demeurait à son poste celle qui avait juré fidélité au navigateur sans patrie. Depuis l’instant où Richard avait fermé les yeux, Cosima s’était dédiée à la mort. Durant bien des jours on redouta le pire. Mais elle devait connaître le terrible honneur de lui survivre quarante-sept ans et de porter à elle seule le poids de son héritage. Elle recréa Bayreuth. Elle organisa pendant un demi-siècle la gloire presque monstrueuse de Wagner. Puis elle vit approcher le crépuscule d’un monde désagrégé par la folie des dieux et qui avait commencé de périr le jour où ils se partagèrent la puissance, fondant leur empire sur l’orgueil et les abus de pouvoir. Car les civilisations s’écroulent comme les grandes œuvres humaines. Toutefois, il y faut plus d’une saison. L’énorme Walhalla du xixe siècle occidental ne s’est pas effondré à cause d’une guerre fratricide, où les nations cherchèrent par la ruse et la violence à conquérir l’or maudit par Albéric. Mais sa ruine était depuis longtemps prévisible, car la jungle des pensées a une patience qui vient à bout des plus lourds tombeaux. Le vieil édifice fut condamné dès l’instant quee ses architectes négligèrent de réparer les petites fissures par où s’introduisirent, dans ses fondations, les rêves de justice et d’amour des hommes.

C’est ce que savait Wagner. C’est ce que devinent les poëtes. C’est ce que commencent à comprendre les maîtres éphémères de cet or insaisissable, eux qui ne gouvernent plus aujourd’hui que du vent. Ceux-là mêmes qui ne croient qu’en la matière finissent par s’apercevoir qu’elle est une forme