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RICHARD WAGNER


olympien à ce labeur », écrit Liszt pour la vieille dame de Rome. « À l’instar du roi de Bavière, point d’invités. Nous étions en famille… Son génie plane au zénith de l’art. » Chez Franz, l’admiration ne faiblit point. Par quel étrange pressentiment interrompt-il soudain son Saint Stanislas pour composer en quelques jours l’élégie de la Gondole funèbre ? Et comme pour souligner la souriante mélancolie dont cette fin d’année à Venise est enveloppée, il écrit encore : « Je ne m’afflige pas à l’excès de la mort de ceux que j’ai connus. Le seul sens actif et très vivace que je conserve est celui de la compassion avec les vibrations intenses des douleurs humaines. Parfois, à de courts moments, je ressens celles des malades dans les hôpitaux, des blessés à la guerre, et même celles des condamnés aux tortures ou à la mort. C’est quelque chose d’analogue aux stigmates de Saint François — moins l’extase, qui n’appartient qu’aux saints. » Mais est-il bien sûr que Liszt ne soit pas à sa manière un saint ? Et ces stigmates dont il eût été si fier, ne sont-ils pas visibles tout au long de sa vie et de son œuvre comme d’humbles et glorieuses plaies au cœur de l’artiste ?

Le 13 janvier de 1883. Liszt quitte le palais Vendramin pour prendre le train de Budapest. On ne sait quelles furent les dernières paroles échangées entre les deux amis, personne n’y ayant pris garde.

Peu de temps après, Wagner reçoit le nouveau livre de Nietzsche, Le Gai Savoir. « Rien que du Schopenhauer », s’écrie-t-il dédaigneusement. Est-il tombé sur ce passage : « Il est certain que rien n’est plus contraire à l’esprit de Schopenhauer que ce qu’il y a de particulièrement wagnérien chez les héros de Wagner : je veux dire l’innocence du plus haut amour de soi, la foi en la grands passion comme le bien par excellence… » Wagner rejette l’ouvrage avec colère. Il méprise celui qu’il croit vidé de tout amour, pourri et creux comme l’arbre prêt à tomber au premier vent.

Le mardi-gras remplit Venise de masques. Joukowsky arrive. Et le chef d’orchestre Lévi. Wagner les conduit avec les enfants jusqu’à la place Saint-Marc pour leur montrer la foule, les costumes, les illuminations, le cortège funèbre du Prince Carnaval — et son banc… Lorsque sonnent les douze