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RICHARD WAGNER

La Piazzetta le remplit d’aise. Il se mêle à la foule, au peuple, l’observe, ne se lasse jamais du spectacle de la jeunesse du monde. Il choisit même le lieu où il consent maintenant d’être visité par la mort. Ce sera devant le porche de Saint-Marc, entre deux colonnes sur un banc de pierre. Elle viendra le prendre là, tandis qu’il regardera les tendres colombes et ta folle tragédie des nuages. Souvent il songe à Bouddha, dieu fraternel, ami des bêtes : « Je vivais dans la forêt ; j’attirais à moi, par la force de ma bonne volonté, les lions et les tigres… », lit-il le soir dans l’ouvrage d’Oldenberg. Comme défaite déjà, l’âme de Wagner s’évade de son île des morts pour errer chez les plus anciens sages de la terre. Elle se rafraîchit dans l’universel. Grâce aux livres de Gobineau, soigneusement emportés, Wagner pénètre chez les brahmanes et retrouve la forêt symbolique de la métaphysique hindoue. Il écoute la prédication des anachorètes. « Nous sommes les plus augustes des hommes et nul ici-bas ne nous est comparable. Ce n’est pas sans l’avoir mérité que nous possédons cette dignité suprême. À force de vertus, et de degrés en degrés, nous voici au point où les rois eux-mêmes rampent à nos pieds. » Il rêve à cette grandeur de l’esprit détaché de toute matière. N’est-elle pas un peu la sienne ? N’a-t-il pas atteint lui aussi ce sommet d’où l’homme contemple l’immense misère qui naît de cette erreur profonde qu’est la propriété ?

Et voici, en ce temps de méditation, un nouveau signe dans le ciel, comme aux jours où mourut Jules César, et comme aussi il s’en manifesta pour l’agonie de Tnistan et Isolde : une comète brille sur la nuit de Venise. Quel est donc ce présage ? À qui s’adresse l’avertissement ? Aucune anxiété ne l’habite et il peut aujourd’hui dire comme naguère à Mathilde : « Rien ne doit me donner de crainte puisque je n’ai aucune espérance ni aucun avenir. » On apprit soudain la mort de Gobineau, foudroyé par une attaque dans un omnibus d’hôtel, à Turin. C’était donc cela que prophétisait la chevelure céleste ! « Notre ami le plus cher… À peine a-t-on rencontré un tel être, qu’il vous coule entre les doigts cemme de l’eau. » Lehrs, Uhlig, Schnorr, Tausig, Nietzsche, Louis II de Bavière, Pusinelli, Gobineau, tous ses amis ont ainsi échappé à sa main qui tient pourtant si ferme ce qu’elle a saisi. De ceux que Wagner a ai-